Lundi 18 septembre 2023, LE GRAND ENTRETIEN reçoit Pauline Rahault (Mandataire judiciaire à la protection des majeurs, E.V.A. Tutelles) et Aude Gauthier (Directrice Générale, E.V.A. Tutelles)


EVA-TUTELLES : cinq questions à Aude Gauthier et Pauline Rahault

EVA Tutelles est un service mandataire à la protection des majeurs basé en Isère. Structuré sous forme associative, il agit sur désignation du juge des tutelles, magistrat du tribunal judiciaire. Ses professionnels assistent ou représentent les personnes aux capacités personnelles altérées dans les actes juridiques et administratifs de la vie courante, en leur assurant un suivi personnalisé, respectueux de leurs droits et de leurs besoins. EVA Tutelles développe une approche singulière de ce champ du droit dédié aux grandes vulnérabilités, en alliant expertise, innovation et soutien constant à l’expression et l’accomplissement de la volonté.

Quelle est votre mission principale ?

Nous mettons en œuvre les mesures de protection juridique prononcées au bénéfice de personnes qui présentent une altération de leurs facultés personnelles (psychiques ou physiques) et qui, de ce fait, sont dans l’impossibilité de pourvoir seules à leurs intérêts (ces mesures sont graduées en fonction de l’altération présente). Le mandataire judiciaire à la protection des majeurs (MJPM) assiste ou représente la personne dans les actes de la vie courante (gestion de son budget, démarches administratives), également ceux présentant une dimension juridique ou patrimoniale particulière (acquisition ou vente de bien immobilier, suivi de succession, placements…). Selon la décision du juge des tutelles, il peut également l’assister dans les actes concernant sa personne (décisions en matière de santé). Pour cela, il la rencontre régulièrement, à domicile ou au bureau et l’informe en continu. La mise en œuvre d’une mesure de protection juridique représente un défi singulier dans le champ de la prise en charge des vulnérabilités : elle s’impose à la personne à protéger dès lors que l’altération est constatée par un médecin expert et que celle-ci entrave effectivement ses facultés personnelles au point de l’empêcher d’agir seule dans la gestion de ses affaires courantes. Nous sommes contraints de collaborer ensemble, que la personne le souhaite ou non. Notre travail est donc un travail du temps long : apprendre à connaître la personne, selon son rythme, avec discrétion, de manière non intrusive ; tisser un lien de confiance ; informer pour soutenir sa décision.

Sur quoi repose votre expertise ?

Il est à souligner que nous considérons que chaque acteur de notre association (personnes protégées, salariés…) est expert au sens où son vécu lui confère un regard unique sur les sujets qui nous traversent. En cela, nous développons des groupes de travail entre professionnels, concernant l’organisation du travail, les conditions de travail, l’évolution des métiers de la protection juridique des majeurs et des groupes de travail rassemblant des personnes protégées et des professionnels pour travailler à la création de nouveaux outils de communication, pour améliorer nos pratiques de travail au plus près de ce que vivent les publics que nous suivons (elles ont ainsi été associées à la création de notre site Internet, l’élaboration d’une plaquette d’information sur ce qui change et ne change pas à l’ouverture d’une mesure de protection, à la rédaction de notre nouveau livret d’accueil). Notre association, née en 2014, développe depuis lors tout un corpus de réflexions autour de la notion de volonté de la personne et de son expression. C’est le point central de notre travail : passer de l’idée de meilleur intérêt (je sais mieux que la personne ce qui est bon pour elle) à l’idée d’intérêt ajusté (la personne reste la mieux à même de dire ce qui est bon pour elle). Il s’agit de partir de l’idée que les personnes, quel que soit le degré d’altération de leurs facultés, ont des potentialités et qu’il nous appartient de les préserver, de les nourrir et de soutenir leur expression. Cette approche tend à se développer, mais sa pratique reste difficile tant il est peut-être aisé de faire « à la place de », pour aller plus vite et au plus sécurisé. Voilà où se niche notre expertise : arriver à assurer la protection juridique sans dénaturer, sans empiéter sur la sphère de délibération de la personne, sans contrevenir (hors cas de danger) à sa volonté.

Pourquoi faire appel à vous ? Quels sont les avantages ?

Notre secteur d’activité est sujet à nombre de controverses car méconnu dans ses finalités, ses possibles, ses limites. Nous faisons face à des situations éminemment complexes, dans lesquelles les dispositifs de droit commun ont échoué à assurer la protection des individus. Nous sommes au bout d’une chaîne d’intervenants, proches et professionnels, parfois portant une vision différente de ce que doit être l’intérêt de la personne. Nos points forts : la cohérence de notre projet de service avec notre pratique de terrain. Toutes les fonctions sont tournées vers un objectif principal : préserver et encourager l’autonomie décisionnelle des personnes. Nous essayons d’être alignés à celui-ci autant que possible. Rien n’est jamais acquis en cette matière. Le droit de la protection juridique des majeurs est un droit humain et un droit de l’humain. Son application est éminemment liée aux circonstances propres à chaque personne, à chaque régime de protection. Rien n’est vraiment acquis, car la volonté des personnes est souvent volatile, incertaine, parfois indiscernable. Notre organisation s’axe sur la formation continue des personnels, la collégialité de la prise de décision et la réflexivité permanente. Le travail de protection juridique des majeurs est très technique. Nous avons fait le choix d’internaliser les compétences requises pour assurer en réel l’adaptation de notre service aux évolutions du secteur (compétence en matière de gestion patrimoniale, en droits des contrats, en droit successoral, maîtrise des techniques d’écoute active…). Nos processus de contrôle et de traçabilité ainsi que les outils développés par nos opérationnels (MJPM, assistant(e)s tutélaires, cadres de proximité, directeurs d’antenne) et nos fonctions support (RH, Comptabilité et Qualité) sécurisent nos actes au quotidien. Dans un secteur à fort risque de contentieux, ils sont un gage de sérieux tant pour nous que pour les personnes protégées et leurs proches. Nous essayons d’être ce que nous disons. Pas dans l’affichage de valeurs « valises » mais dans leur mise en œuvre concrète.

Ce faisant, nous ne savons pas tout et devons faire preuve d’humilité.

Nous apprenons aussi beaucoup des professionnels avec lesquels nous collaborons auprès des personnes protégées.

Quelle est la place de l’innovation au sein de votre association ?

Nous ne manquons pas d’idées ! Nous sommes en perpétuel mouvement. C’est pourquoi nous sommes très actifs à nourrir la réflexion autour des enjeux de protection juridique des majeurs, à promouvoir la place singulière qu’est celle de nos professionnels dans ce vaste champ des grandes vulnérabilités. À promouvoir une démarche capacitaire, c’est-à-dire qui part de l’hypothèse que les personnes, même lorsqu’elles ne sont plus en mesure d’exprimer un choix… ont des souhaits, des besoins, des désirs ; que notre travail c’est de chercher de nouveaux moyens de les tracer et de les faire connaître. C’est le sens même des groupes de travail cités plus haut. Nous travaillons à faire changer le regard sur la vulnérabilité dans un contexte sociétal qui fait la part belle à la performance, à l’efficience, à l’infaillibilité des individus. Nous rappelons que tout un chacun, nous pourrions ou pourrons à notre tour être en besoin de protection juridique car tout un chacun est tout à la fois vulnérable et autonome. Je ne peux être sans autrui. Nous sommes faits de liens. La protection juridique des majeurs, c’est donc un travail du lien à réinventer pour chaque mandat. Nous bâtissons des partenariats scientifiques avec le monde universitaire, avec les instituts de formation. Nous produisons des écrits pour donner à voir notre vision de notre métier là où souvent, tout le monde a déjà une idée précise de ce que nous devrions faire… sans nous connaître.

Parlez-nous de vos projets en cours et de ceux à venir ? Quelles sont les prochaines évolutions de l’entreprise ?

À court terme, nous co-organisons un colloque, pour le printemps prochain, sur le thème du « temps » en protection juridique des majeurs avec le Centre de Recherches Juridiques de la faculté de droit de Grenoble que nous remercions tout particulièrement pour son soutien à ce projet. Nous souhaitons un temps fort qui permettra de rassembler sur notre territoire, tous les acteurs, proches et professionnels, intéressés par ce sujet passionnant. À plus long terme, et toujours dans la lignée de notre projet de service, nous avons à l’idée de parvenir à l’entrée d’un travailleur pair dans nos effectifs. Il s’agirait d’embaucher une personne en protection ou qui a bénéficié d’une protection juridique dans le passé pour nous épauler dans les moments clefs : ouverture, révision ou fin de mesure. Son regard expert lié à son vécu concret sera d’une aide précieuse. Enfin, si nous parvenons à fédérer autour de cette idée, nous aimerions parvenir, à l’image de ce qui existe déjà dans le champ de la santé et de la protection de l’enfant, à développer une université des majeurs protégés : se former, apprendre pour exercer au maximum ses droits quand on est une personne protégée. Se former, connaître les droits des personnes protégées pour mieux les respecter et les faire respecter lorsque je suis proche ou tout autre tiers intéressé à ce sujet.